Cela concerne la réforme des retraites engagée il y a quatre ans...et toujours pas achevée...
Cet article acquiert une certaine actualité à la veille de la remise en cause des régimes spéciaux dans un certain nombre d'entreprises privilégiées. Gageons que l'action prochaine du gouvernement bouclera la boucle.
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par Eric Le Boucher
Retraites : le goût français pour l'affrontement
LE MONDE | 24.05.03 | 12h29
Le gouvernement a, certes, accumulé les bévues sur le dossier de la réforme des retraites. Pendant un an, il a joué au chat et à la souris avec les syndicats, parlant tantôt de "négociations", tantôt de "consultations" ; divergence reflétant le balancement permanent, et typiquement chiraquien, entre ses deux sensibilités, celle des sociaux (François Fillon) et celle des libéraux (Jean-Pierre Raffarin). Il a maladroitement accumulé sur la table au même moment trop de projets affectant les fonctionnaires - les retraites, la rigueur budgétaire, la décentralisation de l'Etat, l'université - et provoquant une masse critique explosive. Afin d'éviter une répétition des grèves de 1995, il a séparé la fonction publique générale et les entreprises de services publics, mais cette stratégie a échoué : les cheminots, les agents de la RATP et de l'EDF sont dans les rues alors même qu'"ils ne sont pas concernés" par le projet Fillon, répète vainement le gouvernement. Ensuite, trop vite réjoui de la signature de la CFDT, il a fait l'erreur de pousser l'hésitante CGT dans le clan de FO et des opposants gauchistes.
PUBLICITÉ TARDIVE
Le gouvernement n'a pas su, non plus, mener la pédagogie nécessaire auprès des Français, comme le souligne justement Alain Juppé. Contrairement à ce que croyait Jean-Pierre Raffarin, l'opinion n'a pas mûri, sa conviction du besoin de changement reste confuse et rétive. La campagne d'explication publicitaire lancée cette semaine ("Retraites : avec un effort, ensemble, on s'en sort") apparaît singulièrement tardive.
Sans doute aussi, l'opposition n'aide pas. On dira que son rôle est d'enfoncer le gouvernement et de profiter de ses faiblesses pour essayer de se refaire une santé. Mais faut-il alors que le PS, qui n'a rien fait sur les retraites pendant les cinq ans où il occupait Matignon, en vienne à demander le "retrait" de ce plan ? Maintenus au pouvoir, les socialistes auraient proposé les mêmes mesures, à quelques détails près, puisque le gouvernement Raffarin n'a fait que suivre les principes recommandés par le rapport Charpin (du nom de l'ancien commissaire au Plan) ou du COR (conseil d'orientation des retraites) mis en place par Lionel Jospin en mai 2000. Pour séduire les militants socialistes fallait-il que tous les leaders s'inscrivent à la course au "supermenteur", y compris Laurent Fabius, d'habitude social-libéral, qui, à Dijon, lors du Congrès du PS, a rivalisé avec l'aile gauche du parti ? Mais tout cela ne suffit pas à expliquer que le projet Fillon rencontre une résistance beaucoup plus rude qu'attendu. Un durcissement du mouvement social, de l'éducation nationale à la SNCF, menace aujourd'hui.
MÉTIERS PÉNIBLES
La première cause de cette radicalisation est une "découverte" au sens où les conseillers du gouvernement n'y avaient pas pensé : il est de nouveaux métiers pénibles qui auraient mérité un soin particulier. L'hôpital et l'école sont les mines d'autrefois. Passer à 40 ans puis à 42 ans de cotisations signifie pour un prof rester devant ses élèves jusqu'à 65 ans au moins. Le rejet est massif.
Seconde "découverte" : la volonté farouche des Français de partir tôt à la retraite et de construire une nouvelle vie "après le travail". Trente ans de chômage de masse, de réduction des effectifs et la montée du stress au travail ont déconsidéré la place sociale du travail aux yeux de beaucoup de Français. La révolution des 35 heures a sacralisé le loisir. La réforme des retraites impose de revenir en arrière et de renoncer à des préretraites très populaires et à la borne des 60 ans qui semble en acier trempé.
Troisième "découverte" : le nouveau succès de la stratégie de l'extrême gauche à tout amalgamer. En 1995, elle était parvenue à populariser son invention, les "grèves par procuration" du service public en faveur du secteur privé. Les fonctionnaires luttaient au bénéfice des salariés. Derrière la réforme des retraites, explique-t-elle aujourd'hui, ce gouvernement "libéral" a de noirs desseins : il veut casser l'Etat (la décentralisation de certains agents de l'éducation nationale est un début), réduire le nombre de fonctionnaires, privatiser les services publics, bref, en bon laquais, ouvrir la porte aux multinationales, ses mandants. Et l'extrême gauche de "révéler", d'un air savant, que la France à l'OMC ne s'oppose pas aux projets de libéralisation du marché des services : vous voyez bien ! La preuve est faite ! L'immobilisme sur les retraites et le maintien du centralisme dans l'éducation relèvent alors de "la défense des digues" et "si elles craquent, tout sera fini", selon l'expression d'un jeune professeur dans une enquête du Monde (daté 18-19 mai).
LES SLOGANS
Que ce discours globalisant, passionnel et faux, convainque tant de manifestants souligne l'angoisse accumulée des agents de l'Etat complètement désemparés face aux changements de leurs missions. Dans ce contexte, les rumeurs, les révélations, les fausses démonstrations, les slogans valent vérité, quels que soient les démentis de bonne foi. Cette adhésion renvoie à l'histoire et à la tradition nationale maintes fois décrites : celle de la France qui préfère la révolution aux réformes, la guerre sociale aux compromis. Mais, disparu dans le secteur privé, qui a su conduire sa modernisation, ce goût de l'affrontement politico-syndical ne survit plus que dans la fonction publique.
LE POPULISME
Assurer le financement futur des retraites est une réforme pénible. Elle ne peut que l'être. L'évolution démographique (l'espérance de vie à 60 ans qui était de 15 ans en 1932 est maintenant de 20 ans pour les hommes et 25 pour les femmes) impose soit d'augmenter la durée de travail soit d'augmenter les cotisations, soit d'abaisser les pensions. On ne coupe pas, quoi qu'en disent les démagogues, à un mélange de ces trois solutions désagréables.
Des concessions sont possibles sur les profs. Mais les deux autres obstacles sont plus hauts. Il faut défaire la tentation populiste, ramener le débat aux simples financements des retraites, dans la transparence, et trouver un compromis. La réponse relève des syndicats, en fait de la CGT. Il reste enfin à savoir s'il est possible de demander à chaque Français un peu plus de travail ou si le temps de travail est devenu un tabou. Un échec sur une réforme indispensable et acceptée dans son principe serait un "21 avril social" : se retrouver avec le pire sans l'avoir vraiment voulu.
Eric Le Boucher
Article paru dans l'édition du 25.05.03.
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