Un très bon article tiré du journal 'Le Monde' daté du 27 Janvier 2009
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Il ne faut pas dépénaliser la diffamation
Contrairement à la procédure civile, la loi sur la presse de 1881 offre les meilleures garanties aux journalistes et aux victimes
Après l'affaire De Filippis - cet ancien directeur de Libération présenté de manière pour le moins contestable à un juge d'instruction, dans un dossier de diffamation -, la réaction ne s'est pas fait attendre. Le président de la République a annoncé la prochaine dépénalisation de la diffamation ! Cela paraît de bon sens : la diffamation, une question pénale ? Voyons, pas dans une société avancée !
Or la réalité est bien plus complexe. Ce n'est pas la loi de 1881 qui est responsable de ce qui est arrivé à Vittorio De Filippis. Bien au contraire, elle interdit expressément que le mis en examen, domicilié en France, puisse être " préventivement arrêté " en matière de diffamation.
Ce n'est pas non plus la procédure pénale, dont il faut rappeler que l'article préliminaire dispose notamment que les mesures de contrainte à l'encontre du suspect doivent être limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées et respectueuses de la dignité.
Le président de la République n'a pas évoqué ce projet de " dépénalisation " dans son discours de clôture des Etats généraux de la presse, le 23 janvier. Toutefois, le projet n'ayant pas été formellement abandonné, il faut y revenir pour en démontrer la nocivité.
Le débat public est au centre du procès de presse. Devant quelles juridictions, sinon le juge de presse, a-t-on évoqué, sans censure ni frilosité, des questions aussi graves pour notre démocratie que la vérité dans l'affaire Dreyfus, la torture en Algérie, la réalité du système soviétique avec Kravtchenko ? Quel autre juge que le juge de la diffamation a pu condamner certains dérapages combinés de la justice et des médias ?
La procédure pénale, de ce point de vue, offre les meilleures garanties : oralité des débats, audition des témoins, caractère contradictoire et respect des droits de la défense. Au contraire, les débats entre spécialistes auxquels se résume très souvent le procès civil, ont un caractère bien plus confidentiel. La responsabilité pénale étant personnelle, le procès pénal a une véritable fonction déontologique : le journaliste doit répondre personnellement de ses propos et rendre compte de la qualité de son enquête. Les journalistes et directeurs de publication ont une conscience parfaite de cette responsabilité accrue qui est le pendant de leur liberté d'expression. Ils l'assument, la revendiquent.
Au civil, ce n'est plus au journaliste de comparaître, mais à l'avocat de défendre et, demain, avec la dématérialisation des procédures, peut-être même sans plaidoirie publique ; la responsabilité personnelle du journaliste et du directeur de la publication n'est plus en cause, mais celle de la seule société éditrice. La condamnation pénale est tout à la fois réelle et symbolique, elle a du sens, en ce qu'elle est souvent, dans le montant des amendes, proportionnée à la gravité de la diffamation commise, mais elle ne nuit pas à l'existence du journal.
Le juge de presse aujourd'hui est essentiellement, dans son mode de fonctionnement, un juge pénal, et il a donc pour réflexe d'interpréter strictement les restrictions portées à la liberté d'expression.
Dans le procès civil, l'inclination du juge est d'apprécier un litige à l'aune du préjudice subi. On voit bien ce que deviendrait le procès de presse sans la loi de 1881, chacun aura son appréciation de la diffamation... et les demandeurs assigneront les journaux devant les juridictions les plus généreuses. On ne peut croire que le but recherché soit, en remplaçant le vrai procès de presse par des actions civiles de droit commun, d'inciter les médias à tout faire pour éviter cette justice dépénalisée et réaménagée qu'on nous annonce.
Impunité de fait
Le caractère pénal des infractions de presse est aussi une garantie pour les victimes. La liberté de la presse dans une société démocratique n'a de sens que si elle va de pair avec une transparence des responsabilités. Or avec la dépénalisation, ce principe de transparence, particulièrement sur Internet, risque d'être sérieusement mis à mal. Il n'y aura plus que la presse qui assume et dont l'ours apparaît sur son site qui répondra de sa responsabilité.
Ailleurs, sur Internet (blogs, forums...), où règne la liberté exceptionnelle que garantit l'anonymat, comment les victimes de messages délictueux pourront-elles faire identifier leurs auteurs, si elles n'ont plus de recours au juge pénal, et spécialement au juge d'instruction, saisi par une plainte avec constitution de partie civile, qui peut faire procéder à des enquêtes par des services de police spécialisés ?
Privées du recours au juge pénal, les victimes seraient totalement démunies pour identifier les responsables de propos diffamatoires ou injurieux. L'action civile en référé pour voir ordonner aux intermédiaires techniques de fournir toutes les données est coûteuse, aléatoire et enfermée dans la prescription trimestrielle. Elle est le plus souvent infructueuse. Se créerait donc une véritable impunité de fait.
Le mérite de l'affaire De Filippis est certainement d'avoir mis en relief la violence et l'irrationalité dans la mise en oeuvre de la procédure pénale, mais ces dysfonctionnements ne sont pas ceux du droit de la presse, qui ne saurait en être le bouc émissaire. La convocation du directeur de la publication aux fins de mise en examen devant le juge d'instruction n'a, généralement, aucune utilité puisqu'elle n'a pour objet que d'établir cette qualité qui n'est quasiment jamais contestée.
La seule modification législative utile pour éviter une nouvelle affaire De Filippis consisterait à permettre que la mise en examen des directeurs de la publication, pour les délits de presse, puisse intervenir, par dérogation au droit commun, par simple notification d'une lettre recommandée avec accusé de réception, comme cela se pratiquait sans problème avant 1993.
Bousculer un de nos précieux équilibres démocratiques, jugé satisfaisant par tous ceux qui connaissent ou même subissent réellement l'application de la loi de 1881, n'a pas de sens. Voilà un domaine où la rupture marquerait une régression.
Basile Ader,
avocat à la cour, directeur de la rédaction de " Légipresse " ;
Nicolas Bonnal,
président de la chambre de la presse du tribunal de Paris ;
Aurélie Filippetti,
députée de la Moselle, porte-parole du groupe socialiste à l'Assemblée ;
Denis Olivennes,
directeur de la publication du Nouvel Observateur ;
Philippe Val,
journaliste, directeur de la publication de Charlie Hebdo ;
Claire Chaillou,
avocate à la cour.