Un article du journal 'Le Monde' daté du 03 Juin 2008
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Louis Bulidon Poil à gratter du CAC 40
don Poil à gratter du CAC 40 De janvier à juin, cet actionnaire individuel épluche les rapports des grands groupes. A chaque assemblée générale, il interpelle la présidence
Le rituel est immuable. Depuis quinze ans. Dès l'ouverture des séances de questions réponses des assemblées générales (AG) des grands groupes cotés au CAC 40, il se lève, prend le micro et pose sa question. Toujours courtois, jamais agressif. Louis Bulidon est un petit actionnaire actif. Très actif. Ses interventions sont souvent applaudies, rarement huées.
PARCOURS
1936
Naissance à Aix-en-Provence.
1958
Diplômé de l'Ecole de chimie de Marseille.
1962
Participe au deuxième essai militaire de tir nucléaire d'In-Ekker (Algérie).
1962
Entre chez Mobil
comme ingénieur chimiste.
1994
Prend sa retraite, après trente-deux années
dans le même groupe.
2008
Entame sa quinzième année d'assemblées générales
des sociétés du CAC 40.
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" S'il n'était pas là, il manquerait, avoue Colette Neuville, présidente de l'Association de défense des actionnaires minoritaires. Il est un épisode indispensable des assemblées générales. Tout le monde attend la question de Bulidon et il en sait certainement plus que certains gérants professionnels. " Assidu, dès le mois d'avril, il s'engouffre dans un tunnel - d'une vingtaine d'assemblées - qui devrait se terminer dans les prochains jours. Toujours avec sa femme. " Sans elle, je ne le ferai pas ", dit-il.
Problème de gouvernance, de succession, interrogation sur la rentabilité, doute sur une stratégie, action en baisse, parachute doré... Rien ne lui échappe. Son travail de fourmi commence en janvier. " J'ai vite compris que pour être considéré, il fallait bûcher les dossiers ", souligne-t-il. Aujourd'hui, il consacre à cette activité 50 % de son temps.
" Il pose des questions pertinentes. Il nous interpelle, et nous le prenons au sérieux parce qu'il l'est ", assure Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider, qui le pratique depuis longtemps. " Si je devais faire un panel des dix actionnaires individuels les plus intéressants, il en ferait partie. C'est un de ceux avec qui j'ai le plus plaisir à échanger ", confie Patrice Ménard, responsable actionnariat de BNP Paribas. Louis Bulidon n'est pas un agitateur. A l'assemblée générale de la Société générale, il n'a pas voulu - contrairement à certains - agresser Daniel Bouton : " C'est un très grand banquier. On n'abat pas quelqu'un qui est déjà à terre. "
A l'AG de BNP Paribas, Michel Pébereau lui dit aimablement : " Je suis très heureux de vous passer la parole en premier. " Jean-Louis Beffa, ex-patron de Saint-Gobain, installé au premier rang, se retourne, le salue. Les deux hommes ont pourtant connu des débuts difficiles. En 1995, Louis Bulidon lui envoie en recommandé la liste de tous les droits des actionnaires. " Ils avaient acheté une énorme valise, tous les documents étaient à l'intérieur ", se souvient-il en riant. Lors de sa dernière assemblée en 2007, Jean-Louis Beffa lui rend hommage pour la " qualité des débats ".
Dans son appartement proche du Trocadéro, Louis Bulidon conserve avec minutie dans une armoire tous les procès-verbaux des assemblées générales depuis 1996, les notes d'analystes... et, plus précieux encore : des petits mots de patrons, des photos...
S'il reconnaît être toujours bien reçu, écouté, il n'est pas dupe : " Je suis une aspérité mais je ne les gêne pas. " Il a quand même à son actif quelques belles victoires. Comme chez L'Oréal, où trois ans de suite il a demandé que trois administrateurs indépendants siègent au conseil d'administration. En 2002, c'est chose faite. Il remercie Lindsay Owen-Jones, qui lui retourne la politesse : " Nous vous avons écouté... ", lui dit-il. La même année, il en vient presque aux mains avec Jean-Marie Messier, alors président d'un Vivendi en pleine tourmente, qui ne voulait pas lui donner la parole.
Certains patrons ne cachent pas leur agacement vis-à-vis de cet empêcheur de tourner en rond. " Ah, l'ineffable Bulidon ! répond, mi-agacé, mi-ironique un patron d'un grand groupe du CAC 40. C'est un sacré cabotin, il apprend son intervention par coeur et la récite en assemblée générale. Il doit être expert comptable. "
Pas vraiment. Il a été ingénieur chimiste chez Mobil pendant plus de trente ans. Une carrière sans relief, reconnaît-il lui-même. " J'aurais pu mieux faire. Je n'ai jamais été considéré comme un battant. J'étais très timide. " Difficile à croire lorsqu'on le voit aujourd'hui prendre la parole devant des centaines de personnes.
A l'époque, il a en tout cas déjà le virus de la contestation. Comme lorsqu'il va voir Alfred Sirven, alors directeur des ressources humaines, et menace de démissionner avec vingt autres jeunes ingénieurs pour protester contre une hiérarchie jugée médiocre. Serge Tchuruk devient son patron avant de partir chez Total puis chez Alcatel. Malgré son respect immense pour l'homme, Louis Bulidon a souvent critiqué le patron.
En 1994, il prend sa retraite. Quand d'autres sont désorientés par cette nouvelle vie, lui vit cette période comme une libération. " J'ai décidé d'occuper l'espace que je n'avais pas occupé lorsque j'étais un petit salarié d'entreprise. " Il veut assurer ses arrières. " Je voulais savoir si je pouvais faire de l'argent ", explique-t-il avec sincérité.
Enfant, il n'y en avait pas chez lui. Son père, aîné d'une famille d'orphelins, a quitté l'école très tôt. Il avait un petit commerce. Jeune homme, Louis Bulidon n'a qu'un seul but : sortir de ce piège de l'argent. Le choix d'une société pétrolière n'est pas anodin. C'était le secteur où les rémunérations étaient les plus élevées. " Mon premier salaire était de 155 000 francs par an, j'étais tellement content que je n'imaginais même pas que je puisse être augmenté régulièrement ", se souvient-il.
Il s'intéresse aux premières privatisations, investit avec prudence. Louis Bulidon est tout sauf un spéculateur. Son portefeuille a été multiplié par trois en quinze ans. Sans cachotterie, il en donne le montant : plus de 440 000 euros.
Ce socialiste convaincu, membre de la Société des amis de Georges Clemenceau, assure que l'argent n'est pas son moteur : " Je n'ai pas de besoin particulier, pour moi, l'argent c'est une bonne table, un bon hôtel en voyage, des livres d'histoire... " Son autre passion.
D'ailleurs, une fois les assemblées terminées, il s'attelle à son autre activité, l'écriture d'un livre sur les origines de sa famille, " pour rendre hommage à mes parents et laisser une trace ". 1 200 pages manuscrites sont déjà rédigées. Transformé là encore en chasseur d'informations, Louis Bulidon a fait un jour une drôle de découverte.
En relisant tous les comptes rendus des conseils municipaux du village familial, Usson-du-Poitou (Vienne), de... 1867 jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, il découvre que l'un des aïeuls du maire " a fait l'éloge de Pétain au moment où on commençait à arrêter des juifs ". Or, ce même aïeul devait donner son nom à une école.
Avec l'aide d'un pharmacien, Louis part en guerre. Il alerte la presse, active des organisations de résistants et de déportés qui mettent en demeure le maire de renoncer à son inauguration. Des historiens le soutiennent. Il finit par gagner. " C'est de loin mon plus beau combat ", conclut-il.
Nathalie Brafman